J’ai commencé mes études en photographie à l’ECAL/Ecole cantonale d’art de Lausanne il y a déjà vingt ans. Les souvenirs de cette période fondatrice et féconde restent très vifs, et la force de l’expérience vécue intacte, provoquant une distorsion temporelle qui rapproche le temps de mes études au temps présent. L’ECAL, fondée peu avant l’invention de la photographie au XIX siècle, a été pendant longtemps une école d’art régionale. Au milieu des année ’90, elle a été réveillée brusquement par son nouveau directeur : le vaudois Pierre Keller qui propulse rapidement l’ECAL hors des frontières du canton en lui conférant un statut international. Pierre Keller était un grand voyageur, un graphiste devenu artiste puis photographe, qui ne cachait ni son homosexualité ni ses excès et qui était connu pour son franc parler. Politiquement incorrect, provocateur, Pierre Keller avait amené un vent nouveau à Lausanne à travers ses amis, transformés le temps d’une journée, ou pour des longues années, en enseignants. Parmi eux, on comptait des personnalités suisses et internationales comme : John Armleder, Walter Pfeiffer, Jean Tinguely, Keith Haring, Nan Goldin, Paolo Roversi, Stephen Shore, Phil Collins et David Bowie. Ni Keller ni ces artistes, n’avaient les titres académiques et les compétences pédagogiques habituellement demandés pour l’enseignement, mais ils avaient tous des capacités exceptionnelles pour magnétiser un auditoire, pour transcender une expérience vécue, pour transmettre.
En attendant le début de mes études à l’ECAL, j’ai quitté le Tessin, où je suis né, pour un séjour à New York. C’était en août 2001 et, quelques jours après mon départ, le monde a basculé avec l’attaque aux Twin Towers. On était à la fin du XX siècle, ou plutôt au début du XXI. J’avais également été admis à l’école d’art de Zürich (l’actuelle ZHDK) que mon père – un architecte d’origine suisse-allemande diplômé de l’ETHZ – réputait plus sérieuse.
C’était suite à la visite des portes ouvertes de l’ECAL, et à la rencontre avec son flamboyant directeur, que mon choix c’était clairement dirigé vers Lausanne. Le concours d’entrée avait été rude et suite à une sélection stricte sur portfolio, puis par entretien, on intégrait des classes très petites qui comptaient, alors, entre six et dix étudiants seulement. Des cours « sur mesure » nous offraient le privilège de pouvoir s’entretenir longuement avec les enseignants invités qui étaient tous des professionnels actifs et reconnus. Le programme en photographie était intégré au département de Communication Visuelle qui fédérait d’autres disciplines : le graphisme et le media and interaction design. Les cours transversaux délivrés avec ce cursus, m’ont permis d’élargir ma sensibilité et ma culture visuelle, et de structurer un réseau solide avec des liens d’amitié et de collaboration vers d’autres orientations artistiques. Lors de mes années d’études, l’académie des beaux-arts de Düsseldorf était le modèle de référence en matière de photographie avec son style direct, sériel, sans effets. A l’époque, sous la direction de Pierre Fantys, la photographie de l’ECAL a renouvelé le genre des Becher, entre décalage et ironie.
Avec l’obtention de mon Bachelor, je voulais quitter la Suisse pour m’installer à Paris mais Pierre Keller me rattrapa en me proposant un poste d’assistant pour la réalisation des images pour la communication de l’école. Entre 2005 et 2007, tout en poursuivant mes études supérieures, j’ai commencé à enseigner la photographie aux étudiants de Design Industriel. Mon Postgrade en poche, en 2007, j’ai finalement quitté la Suisse pour ouvrir un studio à Paris.
Après des années de voyages et de prises de vues, je suis rentré à Lausanne en 2012, suite à la nomination en tant que responsable pour le Bachelor Photographie à l’ECAL. Peu après mon entrée en fonction, Alexis Georgacopoulos, actuel directeur, m’a soutenu dans le projet « ECAL Photography ». En retraçant le meilleur de la production photographique des cinq dernières années de l’école, je me suis alors promis de démontrer que le « style ECAL » n’existait pas. Un style, c’est pratique, c’est une marque de fabrique, c’est un modèle, un nom. Mais le style c’est du formatage et il reste sujet aux humeurs de la mode ; il est volatile, fluctuant, périssable. « ECAL Photography », regard rétrospectif nécessaire, a été une plateforme de lancement pour moi : ma vision pour la photographie de l’ECAL serait le mouvement, l’adaptation constante aux évolutions technologiques, culturelles et esthétiques qui lui sont liées.
Dans les publicités, les films ou les magazines, ou encore nos échanges personnels, nous produisons et consommons des images manipulées s’intégrant comme un langage « naturel » et universel. J’ai fait partie de ces étudiants à cheval entre l’analogique et le numérique mais à l’ECAL, aujourd’hui encore, ces deux techniques se complètent et se répondent. L’analogique, par sa mise en place complexe et chronophage, permet à l’étudiant de poser son regard ; cette génération, née avec le digital, se réconforte par sa matérialité. Le numérique par sa malléabilité questionne des paradigmes qui semblaient immuables, comme le principe du point de vue unique, de la perspective et du temps. Ce grand écart entre les techniques fait que nos étudiants procèdent à des choix éclairés et que leurs travaux ne témoignent pas d’une ‘rupture historique’ : une série au smartphone ne devrait pas être due à un manque de connaissances ou de moyens ; elle doit être le fruit d’un choix délibéré, justifiable si nécessaire.
En 2015, j’ai été invité à reprendre la direction du Master en Art Direction pour envisager la séparation en deux filières : Type Design et Photographie. De ce chantier le nouveau Master en Photographie est né en septembre 2016, le seul de ce type en Suisse.
Dans l’établissement de sa ligne didactique, l’expérience acquise en dirigeant le BA me fut précieuse et me permettait quelques prises de risques. La recherche Augmented Photography, lancée en parallèle au nouveau Master, a forgé son identité en ouvrant une voie académique singulière basée sur la matérialisation et la dématérialisation de l’image photographique. Afin de libérer la photographie de sa nature bidimensionnelle, nous la travaillons pour qu’elle devienne objet, sculpture ou installation spatiale.
La dématérialisation de l’image fait l’objet de plusieurs apprentissages d’outils digitaux : photogrammétrie, CGI (Computer Generated Imagery), VR (Virtual Reality), AR (Augmented Reality). Aujourd’hui, avec la photogrammétrie, il est possible dématérialiser des objets réels en trois dimensions et de les importer dans un espace digital. Ce transfert s’opère grâce à un logiciel qui réalise le collage d’un grand nombre de photographies « classiques » prises tout autour de l’objet. Par l’utilisation des logiciels de création 3D (CGI), chaque étudiant est aujourd’hui capable d’élaborer son studio photographique virtuel idéal, offrant un contrôle total sur tous les aspects de l’image. La réalité augmentée, permet à travers la caméra d’un smartphone ou tablette, de proposer un contenu à l’écran qui se superpose et s’additionne au réel. La réalité virtuelle quant à elle, stimule au même temps plusieurs sens : la vue, l’ouïe et plus récemment le toucher. Par le port d’un casque avec un écran intégré, le spectateur est plongé dans un espace à 360° lui offrant une expérience immersive. La nouvelle génération d’étudiants s’approprie de ces outils et logiciels avec une facilité surprenante grâce, sans doute, à leur habitude aux environnements numériques et aux analogies virtuelles empruntés à la photographie. Ici, comme dans la « vraie vie », il est avant tout question de : point de vue, de lumière et de cadrage. Une sensibilité à ces facteurs fondamentaux dans la réalité est un avantage pour la gestion de ces paramètres dans les espaces virtuels. Dès ses débuts au XIX siècle, la photographie est intimement liée à la technologie et cette relation connaît depuis la digitalisation une évolution vertigineuse que nous avons le devoir de suivre et étudier pour comprendre le potentiel créatif qui, au-delà de toute technique, est à l’origine de toute expression artistique.
Il y a vingt ans, j’avais vingt ans : les évolutions culturelles et sociales de ces deux dernières décennies ont été grandes et la liberté de Pierre Keller avec ses provocations, ses injustices, ses actions audacieuses et ses projets visionnaires serait aujourd’hui plus limitée. Depuis vingt ans, avec une digitalisation généralisée, nous sommes rentrés dans l’ère de la post-photographie. Nous traversons une véritable révolution visuelle, avec des basculements majeurs des régimes de fabrication, de diffusion, de consommation. L’image est partout, mais son langage reste très peu étudié par le grand public. Les systèmes de production, qui semblent amplement accessibles, sont en effet de plus en plus automatisées, et ils nous amènent vers une perte de contrôle à plusieurs niveaux : techniques, politiques, sociaux et créatifs. Avec notre connexion permanente aux réseaux, nous naviguons dans une illusion de liberté « offerte » par des entreprises privés supranationales qui, au fait, nous rendent plus lisses et uniformes. L’image photographique est le cœur de ce système et, aujourd’hui à l’état fluide, elle entretient une relation au temps (de prise de vue) négligeable puisque les caméras filment constamment, partout, à 360°, et en trois dimensions. C’est à travers l’expérience de nouveaux utilisateurs, de nos étudiants – ces digital natives – pour lesquels nous imaginons nos systèmes de formation qu’il faut comprendre, gérer et construire, créer notre relation future avec les images photographiques.