Contaminations
Par Claus Gunti

Les débats sur le rôle des technologies numériques dans le domaine de la photographie s’inscrivent souvent dans une discussion sur la notion d’authenticité. De l’avènement du logiciel de retouche Photoshop au tournant des années 1990, à l’apparition récente d’images photo-réalistes générées par des réseaux neuronaux (Fig. 1), l’émergence de nouvelles formes photographiques semble produire, de manière systématique, une interrogation sur ce que serait « la » photographie. En témoigne, notamment, la multitude d’essais qui tente de cerner, de Thinking Photography de Victor Burgin (1980) à Qu'est-ce que la photographie ? de Clément Chéroux et Karolina Ziębińska-Lewandowska (2015). S’il est communément admis que les images photographiques ne constituent pas qu’une simple traduction mécanique du réel, demeurent néanmoins des réminiscences d’une forme d’attachement à cette idée d’empreinte, un réflexe persistant qui semble nous pousser à essayer de nous y raccrocher. Entre soupçon de manipulation ou dangers liés aux Deepfake, la discussion se cristallise souvent autour de cette question du rapport au réel du médium et de son hypothétique dissolution, envisagée depuis la généralisation du numérique au milieu des années 1980. Cet essai ne propose pas tant de résoudre cette problématique en essayant de comprendre les représentations actuelles du réel, ou les éventuelles implications de nouvelles formes photographiques, images de synthèses ou photographie computationnelle. En prenant la question à rebours, il s’agira plutôt d’essayer de saisir ce qui constitue le réel aujourd’hui, et quel rôle les images jouent dans sa conception. Car dans une période marquée par l‘usage généralisé des réseaux sociaux, par les filtres de réalités augmentées (AR) omniprésents, par les bulles informationnelles et, plus généralement, par une économie visuelle marquée par le capitalisme de surveillance (Shoshana Zuboff) et l’écologie de l’attention (Yves Citton), il devient de plus en plus difficile de dissocier la réalité, de ce que l’on perçoit encore comme sa représentation.

 

A l’apparition de technologies numériques dans l’espace public au tournant des années 1990, on vit apparaître toute une série de fantasmes et de techno-utopies captivantes, le « virtuel » représentant un espace de projection vers des mondes possibles, et souvent un espace de liberté et de contestation, comme ce fut le cas par exemple pour les pratiques cyberféministes. Sans que les liens entre fantasmes et « cyberespaces » – le terme vient justement d’une nouvelle de science-fiction de William Gibson –, ne puissent réellement être établis, on observe alors une scission, souvent formulée de manière programmatique, entre le monde « réel » et les réseaux numériques. Le monde « IRL » (in real life) s’oppose ainsi, de manière souvent systématique et définitive, à un monde supposément « virtuel ». Cette matrice technologique d’une alternative numérique du réel prend corps dans des espaces comme Second Life (2003), jeu et plateforme d’échange qui anticipe les métavers, qui se généralisent à la fin des années 2010. Jeu free-to-play devenu plateforme de divertissement globale, Fortnite constitue sans doute l’exemple le plus largement répandu de monde « virtuel » aujourd’hui. Que ce soit dans des formes fictionnelles où se côtoient monde réel et simulation – c’est le cas dans Matrix (Les Wachowski, 1999) ou dans eXistenz (D. Cronenberg, 1999) –, ou plus généralement dans les discours marqués par ces formes de réalités « virtuelles » (cyberguerre, cyberespace, cybersexe, etc.), on constate une scission conceptuelle entre réel et plateforme numérique qui aujourd’hui, au regard de la conscientisation du coût écologique alarmant des cryptomonnaies, semblent complètement désuète.


Mais en quoi tout cela est-il lié à la photographie, pourrait-on se demander. Depuis toujours, les formes photographiques, au sens large, ont contribué à forger les imaginaires, à représenter l’altérité, à esquisser l’inconnu, imposant dans leur sillage – c’est aujourd’hui un lieu commun – un regard biaisé sur le monde. La photographie « orientaliste », par exemple, reproduit des fantasmes occidentaux plus qu’elle ne documente le « réel » des populations extra-européennes colonisées[1]. Les liens complexes entre images, imaginaires et évènements ont ainsi nourrit les débats des théoricien·x·nes et historien·x·nes, l’émergence du numérique en particulier créant une scission entre des positions pragmatiques et idéologiques. Dans le contexte médiatique des années 1960 et 1970, la diffusion de plus en plus massive d’images par les industries culturelles et les publicitaires va de manière croissante transformer le réel en façonnant les imaginaires, imposant un point de vue, dans une sorte de boucle de rétroaction entre images et réalité. L’artiste conceptuel John Baldessari, se plaignait ainsi notoirement des toiles de Cézanne après avoir, pendant des années, admiré et étudié ces travaux à travers de petites reproductions en noir et blanc (Fig. 2)[2]. La fonction communicationnelle des images, au service de ce que le théoricien marxiste Frederic Jameson nomme la « logique culturelle du capitalisme tardif »[3], donne ainsi aux images une hégémonie nouvelle. La forme hyper-ritualisée des images publicitaires décrites par l’anthropologue Erwin Goffman dans Gender Avertisements (1979) ou le male gaze que conceptualise la théoricienne du cinéma Laura Mulvey dans son article « Visual Pleasure and Narrative Cinema » (1975) reflète une complexification du rapport entre le réel et ses représentations. Ces positions assoient la réflexion sur une performativité des images, notoirement interrogée par les travaux photographiques de Marianne Wex ou Cindy Sherman, qui visent justement à saisir et dénoncer la réalité biaisée que renvoient les images. La mise à jour de ces structures de pouvoir sous-jacentes ne constitue ainsi qu’une des nombreuses composantes qui compliquent les liens entre « réel » et « représentation », mais on notera à ce stade l’importance de positions critiques qui pensent depuis un point de vue qui n’est pas celui de la norme – patriarcat, capitalisme ou hétéronormativité –, les « marges » constituant un point de vue critique productif pour saisir le réel et ses transformations. 


A ce stade de la réflexion, se pose donc la question si le terme « représentation » dans le contexte d’une circulation massive des images et de leur contamination du réel ne constitue pas en soi un paralogisme. Dans l’introduction d’un texte sur la réalité virtuelle, le philosophe Lambert Wiesing attire l’attention sur le fait que cette technologie est souvent perçue comme « immersive », et se caractériserait par un « ajustement parfait de l’image à la perception » ; en somme, ces images nous feraient croire que ce que nous voyons est la réalité[4] ce qui, d’un point de vue logique, dissocie nécessairement les « deux » espaces : la réalité virtuelle n’est pas le réel, et inversement. Il faut donc prendre en compte autant une hybridation (technique) des réalités, qu’une complexification de la manière de concevoir ces relations. Aujourd’hui, la généralisation des smartphones et la diffusion exponentielle des images photographiques sur les réseaux sociaux, inaugure une époque où la limite entre un monde qu’on nommera « physique » – à défaut d’une appellation satisfaisante – et des plateformes numériques, deviennent de plus en plus floues. La généralisation de la photographie dite computationnelle et la réalité augmentée, omniprésente dans les images depuis la fin des années 2010, en particulier sur Instagram ou Snapchat, se généralisent aux applications de capture de photographie des smartphones. Toute image produite est aujourd’hui corrigée ou améliorée numériquement, une image calculée, et plus simplement capturée. Dans les années 1990, la binarité du couple réel-virtuel ne fut guère remise en cause – on peut se demander aujourd’hui ce qui conduisit à une vision aussi manichéenne. Les années 2000 virent apparaître une contamination progressive, autant conceptuelle que plastique, entre ces deux espaces supposément séparés. Dans un texte de 2011, Nathan Juergenson s’inscrit en porte à faux de la notion de « dualisme numérique », l’idée que « le numérique et le physique sont séparés »[5]. Cette position s’inscrit implicitement dans le sillage de nouvelles conceptions du savoir émergeant dans les années 1990, et qui fondamentalement rejettent la binarité comme modèle heuristique (nature vs culture, matière vs social, etc.).  Le « nouveau matérialisme », ancré dans un positionnement écoféministe et intersectionnel, formule l’idée d’une « co-constitution du réel » à l’interstice entre le matériel et le discursif, « humain, non-humain, technologie et naturel, co-agissant comme agent qui constitue les paramètres de notre monde commun[6] ». Tout au long des années 2010, de nombreuses positions artistiques explorent ces contaminations entre réel et virtuel[7], sans qu’à ce stade ne soit formulé la position d’un réel « composite ». Alors que les photosculptures de Katja Novitskova transposent des images détourées, tirées de banques d’images dans les espaces d’exposition, sorte de copier-coller du virtuel dans le réel, Rachel de Joode explore l’agentivité d’images de la peau – photographiques et bidimensionnelles –, qui thématisent la tension entre « la surface plane de l’écran pixellisé et la surface tangible du corps poreux »[8] (Fig. 3). Un grand nombre de travaux photographiques dans le sillage de ce que l’on a nommé art « post-internet » incarne ce déplacement des mondes virtuels vers les espaces physiques, et plus généralement un dialogue entre espaces, dont les contours deviennent de plus en plus difficiles à cerner. 


En novembre 2020, la marque de produits de beauté L'Oréal Paris a lancé son premier maquillage numérique en réponse à la pandémie. La sélection de ses filtres AR peut être utilisée sur Instagram, Snapchat, Facetime ou Zoom. L'efficacité de la reconnaissance d'image dans les smartphones actuels permet désormais une généralisation de ce type de filtres, au point qu’on n’identifie plus forcément la surcouche numérique. Par ailleurs, la marque se positionne de manière explicite dans le contexte de la réflexion sur les standards de beauté et l’identité numérique : le produit est clairement étiqueté comme « maquillage numérique », et ajouterait « seulement » des éléments, en colorisant les paupières par exemple. Si l'on insiste ici sur le mot « seulement », c'est qu’il constitue la réponse politiquement correcte d’une multinationale à un phénomène global qui a connu de nombreuses dérives. Les filtres de visage AR, intégrés aux smartphones dès 2011 par l’application Pictaboo (ancêtre de Snapchat), sont rapidement devenus des systèmes biaisés : ainsi, l’application FaceTune, ou certains filtres TikTok, visent non seulement à une amélioration du visage – par exemple en lissant la peau ou en lui donnant un teint hâlé –, mais imposant des idéaux de beauté extrêmement problématique (Fig. 4): les yeux deviennent bleus, les nez plus fins et la peau plus claire. En 2017, le filtre « Hot » de l’application FaceApp provoque l’ire d’utilisateur·x·trices afro-descendant·x·es, car il éclaircit leur peau et amincit leur nez. Le phénomène a un tel impact sur les idéaux de beauté et le recours à la chirurgie esthétique, que le terme « dysphorie Snapchat » s’est graduellement imposé[9]. L’émergence de multiples influenceuses virtuelles en images de synthèse, comme Lil Miquela ou Shudu Gram, a sans doute renforcé le phénomène, les troubles identitaires, bien réels, découlant essentiellement des images circulant sur les réseaux sociaux.


Si la nécessité d’appréhender de manière critique les dérives de l’économie des réseaux sociaux s’impose, il faut souligner qu’émerge aujourd’hui en parallèle un discours créatif qui, s’il est aussi ancré dans un positionnement critique, investit les opportunités de cette redéfinition du réel et du numérique. L’ouvrage de la curatrice afro-américaine Legacy Russell Gitch Feminism. A Manifesto (2020) croise de manière productive les débats cyberféministes avec une approche intersectionnelle qui inclut une voix queer et non blanche, synthétisant une dizaine d’années de projet d’artistes et de textes théoriques sur le corps et l’identité. La thèse de Russell, qui analyse autant des travaux théoriques (par ex. Paul B. Preciado) que des travaux d’artistes (par ex. Simone C Niquille) postule de manière programmatique que le réel – on m’excusera ici ce résumé simpliste – , se situe à l’interstice, symbolisé par la métaphore du glitch, entre le physique et le « virtuel », rejetant la binarité entre les deux : « Lorsque nous rejetons le binaire, nous rejetons l'économie qui l'accompagne. Lorsque nous rejetons le binaire, nous remettons en question la manière dont nous sommes valorisé·x·es dans une société capitaliste qui lie notre genre au travail que nous accomplissons. Lorsque nous rejetons le binaire, nous revendiquons l'inutilité comme un outil stratégique. Inutiles, nous disparaissons, fantômes du corps binaire[10]. » Dans la filiation des travaux de Donna Haraway sur le cyborg ou de Paul B. Preciado sur le genre comme prothèse, Russell parvient à formaliser nos existences hybrides, et pour des personnes non-conformes aux normes imposées, de trouver une manière de transcender leurs identités « biologiques » : « le glitch reconnaît que les corps sexués sont loin d'être absolus mais plutôt un imaginaire, fabriqué et marchandisé pour le capital. Le glitch est une prière militante, un appel à l'action, alors que nous travaillons vers un échec fantastique, en nous libérant d'une compréhension du genre comme quelque chose de stationnaire[11] ». En dehors d’une conception stable du genre, l’identité numérique – qui passe potentiellement par de « simples » filtres AR comme ceux développés par le collectif d’artistes Hervisions – permet une forme d’empowerment, par la possibilité de « produire des futurs », pour reprendre le titre de l’exposition du Musée Migros de 2019, « Producing Futures. An Exhibition on Post-Cyber-Feminism[12] ».


L’usage de filtres photographiques AR ou d’images de synthèses qui façonnent les identités en ligne implique donc un recadrage d'une conception dépassée du médium photographique, dont la nature n’est plus strictement représentationnelle. Les relations complexes entre réalités physiques et médiations technologiques complexifient la compréhension du réel lui-même, en brouillant ses lignes de démarcation. Elles appellent des débats critiques sur les implications de ces redéfinitions, qui réuniraient des points de vue disciplinaires qui souvent s’excluent mutuellement. Au-delà de la complexification de la relation entre l’IRL et le réel dans ses formes numériques – pour ne pas dire, justement, numérisées –, ce contexte particulier nous amène aussi à une conclusion, essentielle pour réfléchir à notre environnement médiatico-technique actuel: il faut souligner la productivité, au-delà de la nécessité politique, d’interroger le monde par des perspectives qui remettent en question les normes – hétérosexuelles, occidentales, cisgenres et blanches –, afin de comprendre l’architecture, les biais et les structures de pouvoir sous-jacentes aux espaces hybrides dans lesquels nous évoluons.

Fig. 1: Portrait fictif généré par un réseau antagoniste génératif StyleGAN2 sur https://thispersondoesnotexist.com, 2021 

 
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Fig. 3: Rachel de Joode, « Metabolism », Museo d'Arte Contemporanea, Rome (9 octobre 2015 - 17 janvier 2016), vue d’exposition (© Rachel de Joode)

 
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Fig. 2: Fifteen Paintings by French Masters of the 19th Century from the Louvre and the Museums of Albi and Lyon, cat. exp., MoMA, New York, 1955 et Paul Cézanne, Nature morte aux pommes et aux oranges, 1895-1900 (huile sur toile, 73 x 92 cm, coll. Musée d’Orsay). Montage par l’auteur. 

 
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Fig. 4: Liv Boeree, AR filter tests, 2021 (https://twitter.com/Liv_Boeree/status/1445868089539588100)

 
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[1] Voir Edward Saïd, L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, Paris, Le Seuil, 1980 [1978]
[2] John Baldessari, « La meilleure façon de faire de l’art », in Art conceptuel. Une entologie, Paris, MIX, 2008 [1971], p. 92
[3] Frederic Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, ENSBA éditeur, 2007 [1989]
[4] Lambert Wiesing, « Réalité virtuelle : l’ajustement de l’image et de l’imagination », Trivium [En ligne], 1 | 2008. URL : http://journals.openedition.org/trivium/288

[5] Nathan Juergenson, « Digital Dualism versus Augmented Reality », Cyborgology [En ligne], 24.02.2011. Traduction par l’auteur. URL : https://thesocietypages.org/cyborgology/2011/02/24/digital-dualism-versus-augmented-reality/
[6] Alaimo et Susan Hekman (éd.), Material Feminisms, Bloomington et Indianapolis, Indiana University Press, 2008), introduction et p. 5. Traduction par l’auteur. 

[7] A ce propos voir par exemple Milena Hoegsberg et Alex Klein (éd.), Myths of the Marble, Høvikodden et Philadelphie, Henie Onstad Kunstsenter et Institute of Contemporary Art, University of Pennsylvania, 2017, catalogue qui explore les manières de laquelle les artistes se confrontent au virtuel.   
[8] Alex Klein, « Rachel de Joode », tiré de https://galeriegaillard.com/artists/8557-rachel-de-joode/overview/, consulté 24.09.2021. 
[9] Voir par exemple Susruthi Rajanala, Mayra B. C. Maymone et Neelam A. Vash, “Selfies. Living in the Era of Filtered Photographs”, JAMA Facial Plastic Surgery, vol. 20, no. 6, 2018. 

[10] Legacy Russell, Glitch Feminism. A Manifesto, New York, Verso Books, 2020, p. 100. Traduction par l’auteur. 
[11] Ibid., p. 26. 
[12] « Producing Futures. An Exhibition on Post-Cyber-Feminism», Migros Museum für Gegenwartskunst, Zürich, 16 février – 12 mai 2019. Curatrice Heike Munder.